Nighthawks d’Edward Hopper est l’un des tableaux les plus détournés du XXe siècle. Itinéraire d’un chef-d’oeuvre, à l’occasion de la première rétrospective parisienne consacrée au peintre américain. Retrouvez en kiosque notre hors-série “Edward Hopper, de la peinture à la pop culture”.
Concentré d’Amérique, véritable chef-d’oeuvre d’Edward Hopper, Nighthawks est un pur classique, un standard de peinture repris depuis sa création à toutes les sauces de la pop culture. En Lego, en version Star Wars, avec Batman ou la famille Simpson, avec James Dean et Marilyn Monroe au comptoir. Sur un mode plus satirique, le street artist Banksy y plante un hooligan anglais brisant la vitre du bar, tandis que le dessinateur Rick Veitch le transpose en pleine guerre d’Irak, avec des GI torturant le barman du “Hussein’s” bar. Le plus fameux diner new-yorkais de l’histoire de l’art est lui-même tantôt rebaptisé “Hopper bar” ou “Hopper snack-shop”, tantôt métamorphosé en vaisseau spatial rempli de cosmonautes venus tout droit de 2001 : l’odyssée de l’espace.
L’Amérique aime malmener ses icônes, et c’est dans ce débordement joyeux, dans cette multiplication d’avatars anecdotiques que la culture de masse rend hommage à l’un de ses maîtres. Encore ne s’agit-il ici que de la partie la plus visible de l’iceberg : car en passant à la postérité, l’oeuvre très condensée d’Hopper rejaillit en tous sens et influence tous les champs de la culture : le cinéma – de Scorsese à Antonioni, d’Hitchcock à Wenders -, la photographie, la littérature américaine, la BD, sans oublier des séries télé comme Mad Men. Et Nighthawks inspire encore un titre à Tom Waits, un albumconcept au guitariste des Stone Roses John Squire, ou la pochette de l’album Crush du groupe anglais Orchestral Manoeuvres In The Dark.
Avant de se retrouver redistribué dans l’univers de la pop-culture, Hopper est d’abord un maître incontesté, et Nighthawks s’est imposé au fil du temps comme la quintessence de son art. On ne s’étonnera pas d’apprendre que Hopper travaillait très lentement, produisant peu de toiles, parfois une seule par an. On s’en rendra compte à l’occasion de son exposition au Grand Palais : l’oeuvre est restreinte.
Entre 1925 – date à partir de laquelle il atteint la reconnaissance, peut enfin vivre de sa peinture et abandonner son métier d’illustrateur – et sa mort en 1967, il ne sort qu’une centaine de toiles de son atelier de Washington Square. Mais grâce à ce temps long, il laisse mûrir ses toiles et sa réflexion. C’est un filtre qui permet de tenir à distance les sources d’inspiration du travail, de se montrer insensible aux effets de mode du moment, d’évacuer l’anecdote narrative du tableau. “Tout ce qu’il disait ou peignait exigeait un délai, témoigne le critique d’art Brian O’Doherty, comme si, chez lui, la pensée relevait d’une sorte d’hibernation.”
Ce délai, c’est précisément le travail de l’art, c’est cette alchimie qui fait tout à la fois fusionner et s’éloigner les influences possibles, au profit d’une oeuvre profonde. Et dans Nighthawks, tout se concentre à l’extrême : la ligne claire de sa figuration, ce coin de boulevard symptomatique d’une ville moderne et d’une peinture faite à l’ère de l’automobile, le jeu de clair-obscur travaillé par la lumière artificielle des néons, et enfin cette scène figée, le récit suspendu du tableau, par quoi Hopper s’impose comme l’un des grands peintres du temps arrêté.
À partir de là les interprétations divergent, ou plutôt se cumulent : mélancolie et solitude pour les uns, apogée d’une longue tradition du réalisme américain pour les autres. L’inscrivant dans cette perspective, et rappelant aussi le caractère déterminant de ses voyages à Paris en 1906, 1909 et 1910 qui amenèrent Hopper à goûter la modernité picturale européenne, le commissaire de l’exposition du Grand Palais, Didier Ottinger, entend “en finir avec cette idée selon laquelle Hopper serait une sorte d’ovni dans la peinture américaine”, figure solitaire, détachée de l’histoire de l’art et de son siècle. L’historien d’art propose à ce titre une nouvelle piste de réflexion pour Nighthawks : si l’on a parfois cherché la source d’inspiration de cette fameuse toile dans une nouvelle d’Hemingway, The Killers (Les Tueurs, 1927), qui sera adaptée en 1946 au cinéma par Robert Siodmak, si l’ambiance du bar évoque aussi les films de gangsters des années 30, Didier Ottinger rappelle la fascination qu’inspira à Hopper la vue de Ronde de nuit (” night watch”, en anglais), le chef-d’oeuvre de Rembrandt exposé au Rijksmuseum d’Amsterdam, découvert lors de ses voyages de formation en Europe.
Mais peut-être l’histoire n’est-elle pas non plus absente de ce tableau daté de 1942, donc post-attaque de Pearl Harbor par les Japonais, qui conduisit à l’entrée dans la Seconde Guerre des États-Unis. Quelques mois plus tard, et tandis que nombre de peintres américains soutiennent l’effort de guerre par des oeuvres de propagande, Hopper se porte bénévole durant l’été 1942 pour être vigile, en cas de raids aériens. À la croisée de toutes ces pistes, Nighthawks nous apparaîtrait alors comme une autre “ronde de nuit”, le suspense de la scène étant autant celui du polar que celui de l’histoire. Le tout augmenté d’un sentiment intérieur, de mélancolie, d’absorbement, ou de solitude : “Le grand art, écrivit Hopper en 1953, est l’expression extérieure de la vie intérieure”.
Jean-Max Colard
L’Amérique aime malmener ses icônes, et c’est dans ce débordement joyeux, dans cette multiplication d’avatars anecdotiques que la culture de masse rend hommage à l’un de ses maîtres. Encore ne s’agit-il ici que de la partie la plus visible de l’iceberg : car en passant à la postérité, l’oeuvre très condensée d’Hopper rejaillit en tous sens et influence tous les champs de la culture : le cinéma – de Scorsese à Antonioni, d’Hitchcock à Wenders -, la photographie, la littérature américaine, la BD, sans oublier des séries télé comme Mad Men. Et Nighthawks inspire encore un titre à Tom Waits, un albumconcept au guitariste des Stone Roses John Squire, ou la pochette de l’album Crush du groupe anglais Orchestral Manoeuvres In The Dark.
Avant de se retrouver redistribué dans l’univers de la pop-culture, Hopper est d’abord un maître incontesté, et Nighthawks s’est imposé au fil du temps comme la quintessence de son art. On ne s’étonnera pas d’apprendre que Hopper travaillait très lentement, produisant peu de toiles, parfois une seule par an. On s’en rendra compte à l’occasion de son exposition au Grand Palais : l’oeuvre est restreinte.
Entre 1925 – date à partir de laquelle il atteint la reconnaissance, peut enfin vivre de sa peinture et abandonner son métier d’illustrateur – et sa mort en 1967, il ne sort qu’une centaine de toiles de son atelier de Washington Square. Mais grâce à ce temps long, il laisse mûrir ses toiles et sa réflexion. C’est un filtre qui permet de tenir à distance les sources d’inspiration du travail, de se montrer insensible aux effets de mode du moment, d’évacuer l’anecdote narrative du tableau. “Tout ce qu’il disait ou peignait exigeait un délai, témoigne le critique d’art Brian O’Doherty, comme si, chez lui, la pensée relevait d’une sorte d’hibernation.”
Ce délai, c’est précisément le travail de l’art, c’est cette alchimie qui fait tout à la fois fusionner et s’éloigner les influences possibles, au profit d’une oeuvre profonde. Et dans Nighthawks, tout se concentre à l’extrême : la ligne claire de sa figuration, ce coin de boulevard symptomatique d’une ville moderne et d’une peinture faite à l’ère de l’automobile, le jeu de clair-obscur travaillé par la lumière artificielle des néons, et enfin cette scène figée, le récit suspendu du tableau, par quoi Hopper s’impose comme l’un des grands peintres du temps arrêté.
À partir de là les interprétations divergent, ou plutôt se cumulent : mélancolie et solitude pour les uns, apogée d’une longue tradition du réalisme américain pour les autres. L’inscrivant dans cette perspective, et rappelant aussi le caractère déterminant de ses voyages à Paris en 1906, 1909 et 1910 qui amenèrent Hopper à goûter la modernité picturale européenne, le commissaire de l’exposition du Grand Palais, Didier Ottinger, entend “en finir avec cette idée selon laquelle Hopper serait une sorte d’ovni dans la peinture américaine”, figure solitaire, détachée de l’histoire de l’art et de son siècle. L’historien d’art propose à ce titre une nouvelle piste de réflexion pour Nighthawks : si l’on a parfois cherché la source d’inspiration de cette fameuse toile dans une nouvelle d’Hemingway, The Killers (Les Tueurs, 1927), qui sera adaptée en 1946 au cinéma par Robert Siodmak, si l’ambiance du bar évoque aussi les films de gangsters des années 30, Didier Ottinger rappelle la fascination qu’inspira à Hopper la vue de Ronde de nuit (” night watch”, en anglais), le chef-d’oeuvre de Rembrandt exposé au Rijksmuseum d’Amsterdam, découvert lors de ses voyages de formation en Europe.
Mais peut-être l’histoire n’est-elle pas non plus absente de ce tableau daté de 1942, donc post-attaque de Pearl Harbor par les Japonais, qui conduisit à l’entrée dans la Seconde Guerre des États-Unis. Quelques mois plus tard, et tandis que nombre de peintres américains soutiennent l’effort de guerre par des oeuvres de propagande, Hopper se porte bénévole durant l’été 1942 pour être vigile, en cas de raids aériens. À la croisée de toutes ces pistes, Nighthawks nous apparaîtrait alors comme une autre “ronde de nuit”, le suspense de la scène étant autant celui du polar que celui de l’histoire. Le tout augmenté d’un sentiment intérieur, de mélancolie, d’absorbement, ou de solitude : “Le grand art, écrivit Hopper en 1953, est l’expression extérieure de la vie intérieure”.
Jean-Max Colard